Le Premier ministre canadien fait l’objet d’une polémique ces derniers jours pour avoir manqué de courtoisie en interprétant d’une manière toute personnelle le bilinguisme officiel du pays à la feuille d’érable.
En effet, à l’occasion de son passage au Québec cette semaine, Justin Trudeau aurait répondu lors d’une séance de discussion à Sherbrooke en français à des questions qui lui étaient adressées en anglais. Or quelques jours auparavant, à Peterborough, en Ontario, il avait de même répondu en anglais à des questions posées en français.
Justin Trudeau s’est justifié en expliquant qu’il était parti du principe que le français est la langue principale au Québec et qu’inversement l’anglais est majoritaire en Ontario. Cette justification ne semble pas cependant calmer ceux qui voient dans cette décision une incompréhension et une méconnaissance de l’identité bilingue canadienne, à l’instar de Sylviane Lanthier, présidente de la Fédération des communautés francophones et acadienne (FCFA) du Canada, qui signe une lettre ouverte sur #ONFR (http://www5.tfo.org/onfr/trudeau-et-la-legitimite-des-langues-officielles-dans-lespace-public/). Celle-ci observe que tout citoyen canadien s’adressant à son Premier ministre devrait légitimement pouvoir « s’attendre à recevoir une réponse en français à une question posée en français, ou une réponse en anglais à une question en anglais ou même, pourquoi pas, une réponse dans les deux langues. » Elle s’inquiète également du message implicite que Justin Trudeau renvoie en ne respectant pas cette courtoisie linguistique, notamment à l’égard des communautés francophones des provinces où l’anglais constitue la langue principale. Ceci peut en effet donner à penser que dans ces dernières, les Francophones pourraient ne pas voir leur droit de s’exprimer en français respecté dans l’espace public et lors de leurs démarches administratives.
Similairement, dans l’incident de Sherbrooke, le choix du Premier ministre de répondre en français à des questions posées en anglais prend une saveur particulière lorsqu’on sait que l’une de ces questions portait justement sur la possibilité pour la minorité anglophone du Québec d’accéder à des soins de santé dans sa propre langue.
La double identité linguistique canadienne
De fait, la polémique actuelle remet sur le tapis le problème de la double identité linguistique canadienne, héritage de la colonisation d’abord française puis anglaise du pays. Reconnaissant l’anglais et le français comme ses deux langues officielles, le Canada a plutôt eu tendance à ne pratiquer le bilinguisme que sur le plan institutionnel. Comme le révèle un article de Jean-François Lepage et Jean-Pierre Corbeil reproduit sur le site gouvernemental Statistique Canada (http://www.statcan.gc.ca/pub/75-006-x/2013001/article/11795-fra.htm), dans les années 60, la Commission royale d’enquête sur le bilinguisme et le biculturalisme (Commission Laurendeau-Dunton) considérait qu’il fallait avant tout s’assurer que tous les services publics et privés soient dispensés dans les deux langues, sans pour autant que la population cesse d’être majoritairement unilingue. L’important était de faire en sorte qu’aucun des deux groupes linguistiques majoritaires ne soit lésé dans ses intérêts. Cependant, pour que le bilinguisme institutionnel soit possible, il fallait qu’il y ait un nombre suffisant de personnes bilingues travaillant dans les différentes institutions. Des efforts ont donc été faits en ce sens et ont permis une augmentation du pourcentage d’individus bilingues.
Les statistiques examinées par Jean-François Lepage et Jean-Pierre Corbeil démontrent toutefois que le taux de bilinguisme est plus fort chez les populations qui sont en contact fréquent avec l’autre groupe linguistique principal, c’est-à-dire chez les minorités anglophones résidant au Québec et chez les minorités francophones résidant dans les autres provinces. Par ailleurs, les trois provinces qui concentrent le plus haut taux de bilinguisme sont, dans l’ordre, le Québec, l’Ontario et le Nouveau-Brunswick. Ceci n’est guère surprenant puisque ces provinces sont voisines.
Les auteurs notent également qu’au cours de ces dernières années deux facteurs ont contribué au ralentissement de la croissance du bilinguisme dans les provinces majoritairement anglophones, d’une part la diminution de l’inscription des jeunes Canadiens anglophones dans des programmes de français langue seconde, et d’autre part l’immigration internationale. Les immigrés ayant une langue maternelle autre que le français ou l’anglais privilégient généralement l’apprentissage et l’usage de l’anglais dès lors qu’ils résident dans une province anglophone.
Enfin le bilinguisme des Canadiens anglophones tend à diminuer au fur et à mesure qu’ils avancent en âge, vraisemblablement parce qu’au quotidien ils ne sont pas en contact avec les deux langues. Or, on sait que moins on pratique une langue apprise, moins on est capable de la parler et de la comprendre.
Alors le Canada est-il vraiment un pays bilingue ? Oui et non, aurait-on envie de répondre. Malgré une augmentation du nombre de personnes pratiquant à la fois le français et l’anglais au cours des dernières décennies, une large majorité de la population demeure unilingue. De fait, il ressort des statistiques que le bilinguisme se développe d’autant plus et d’autant mieux lorsque les locuteurs sont en contact constant avec les deux langues. Lorsque cette condition disparaît, l’existence du bilinguisme est mise en péril. L’expérience canadienne confirme, du reste, qu’une langue doit être pratiquée régulièrement si l’on ne veut pas perdre ses acquis linguistiques.
Il semble donc essentiel, pour préserver le bilinguisme dans l’ensemble du Canada, que dans les provinces où le français est minoritaire, et au Québec, où c’est au contraire l’anglais qui est en minorité, la langue de la majorité n’apparaisse pas comme exclusive de l’autre. Ce faisant, on comprend mieux la polémique qui entoure les déplacements de Justin Trudeau et pourquoi ce dernier doit revoir sa copie.
Viviane Bergue