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PORTRAIT : "Prendre en compte la culture des autres"

PORTRAIT :

En quelques années, Farida Aouladomar s’est imposée dans le milieu associatif toulousain comme une actrice clé dans l’accompagnement social des populations en difficulté, et notamment des Roms. Rencontre avec une jeune femme pour qui langue, culture, éducation et social vont de pair.

Fondatrice des associations Rencont’roms-nous et AVEC (Action pour Vaincre l’Exclusion de Citoyens), Farida Aouladomar a un parcours étonnant, preuve que l’on peut se réinventer tout au long de sa vie. Rien, a priori, ne la prédisposait à devenir la chantre de la culture rom à Toulouse. Et pourtant… Venue du Maroc à l’âge de 3 ans, cette jolie Berbère originaire du Rif se trouvait déjà au confluent de deux langues et cultures : le rif, variété de berbère parlée dans sa région d’origine, et le français, langue de son pays d’adoption indéniablement associée à sa scolarisation en France. Puis ensuite il y a eu l’apprentissage de l’anglais, qu’elle parle aujourd’hui couramment, et de l’espagnol, qu’elle comprend très bien. « Après j’ai fait une petite expérimentation de chinois pendant 6-8 mois. J’avais préparé un DU (Diplôme Universitaire). C’était un peu plus de deux heures de cours par semaine. Je savais dire bonjour, au revoir, et même écrire, mais j’ai tout oublié. C’était quand même il y a 8 ans, » précise-t-elle. Elle ajoute par ailleurs qu’elle connaît quelques bribes d’arabe, une langue dont elle a appris l’alphabet mais qu’elle serait bien en peine de parler.

Cependant, ce n’est pas tant le fait de pratiquer plusieurs langues que celui de ne pas vraiment savoir ce qu’elle voulait faire qui l’a poussée vers des études en Sciences du langage, comme elle l’avoue elle-même. « À la base j’ai fait un DUT en information-communication, à l’IUT de Paul Sabatier. Puis, j’ai arrêté pendant une année. Je ne savais pas ce que je voulais faire, et il y avait un cours à l’IUT qui m’intéressait bien, c’était la sémiotique de l’image. J’ai trouvé des modules semblables en Sciences du langage donc je me suis inscrite en Licence de Sciences du langage. » Cette orientation lui permet de découvrir qu’il est possible de décortiquer une langue selon divers aspects : phonétique, syntaxique, sémantique. Ceci la conduit même à changer de regard sur sa propre langue. « Avant, ma langue maternelle, j’imaginais que ce n’était que du vocabulaire et qu’il n’y avait pas de règles syntaxiques par exemple. » Les nouvelles perspectives que lui ouvrent les Sciences du langage sur la compréhension de son propre patrimoine linguistique et des langues en général lui plaisent tellement qu’elle décide de poursuivre par une Maîtrise et par réaliser un mémoire consacré aux néologismes et Internet, à une époque où on est encore aux débuts du Web. Après quoi, elle prépare un DESS en Sciences cognitives et Ergonomie, un des seuls DESS alors accessibles pour les diplômés des Sciences du langage. « Mais il y avait aussi une partie linguistique, informatique, et psychologie cognitive. » C’est là que son destin bascule de l’étude du langage à l’univers de l’informatique. « J’ai fait mon stage de DESS dans un laboratoire de recherche en informatique à Toulouse, l’IRIT, et là j’ai découvert la Linguistique-Informatique. On a besoin de connaissances en langue pour pouvoir créer des outils qui utilisent la langue, comme par exemple les moteurs de recherche, les traducteurs automatiques, les systèmes questions-réponses,… » Le DESS la forme à être ergonome dans des structures travaillant sur des projets liés à l’interface homme/machine afin d’adapter les outils de travail à l’information que le cerveau humain peut traiter. « Il y avait beaucoup d’ergonomes qui travaillaient sur l’interface des sites web pour que ce soit bien assimilé, que ce soit utilisable. Il fallait analyser l’activité et la tâche que devait fournir un utilisateur et adapter les outils en fonction de ça. »

Farida décide d’aller plus loin dans ce domaine et débute un Doctorat en Linguistique-Informatique. « J’ai surtout travaillé sur les systèmes question-réponse, c’est-à-dire qu’on pose une question à un système et il faut que le système ait des connaissances en langue pour comprendre la question, repérer le verbe, repérer quels sont les termes de la question qui ont du sens pour pouvoir trouver la réponse. Moi, je me suis plutôt consacrée aux questions procédurales, autrement dit les questions qui vont amener une réponse procédurale. Par exemple, “comment construire une cabane en bois”. La réponse va être un ensemble d’instructions, et donc on a besoin de connaître la langue pour repérer ce qui définit une instruction. Souvent ça va être des verbes à l’infinitif ou à l’impératif, une mise en forme particulière (utilisation d’alinéas, de tirets, …). J’ai créé des modèles pour pouvoir reconnaître un texte procédural et puis aussi des typologies de questions procédurales. » En parallèle, elle donne des cours d’informatique, notamment en bureautique pour les étudiants en STAPS de l’Université Toulouse 3-Paul Sabatier et les étudiants en économie de l’Université Toulouse 1-Capitole, et en XML, SAS et Unix à l’IUT de Carcassonne, au STID (Département Statistique et Informatique Décisionnelle), qui forme des statisticiens. « Mais je ne suis pas allée jusqu’au bout du Doctorat. J’ai arrêté en 4ème année pour des raisons personnelles. Mon parcours professionnel avec la langue s’est arrêté là. »

 

« Un projet qui mêle social, éducation et culture »

En 2013-2014, suite à un bilan de compétences ayant montré qu’elle avait le profil pour s’orienter vers les métiers de la culture et du social, elle intègre le Master 2 Administration des activités culturelles à l’Université Toulouse 1-Capitole. Dans cette formation, les étudiants sont invités à réaliser un projet, mais les sujets proposés ne l’intéressent pas. « J’étais en reprise d’études, je ne venais pas de la culture à la base, et je voulais vraiment faire mes preuves en montant un projet, parce que ce qui m’intéresse, c’est de concevoir des projets, trouver une idée, concevoir le projet jusqu’à sa réalisation. La culture m’intéresse, mais surtout le volet social de la culture, donc je voulais un projet qui mêle, social, éducation, et culture. » À ce moment-là, on est en pleine affaire Leonarda, et les médias se déchaînent pour fustiger les Roms. Confrontée à tous ces discours négatifs et exagérés sur cette population, Farida réalise qu’elle a devant elle le sujet idéal pour son projet de Master. « Je me suis dit : “On ne sait pas qui ils sont vraiment à part ce qu’on entend à la télé, donc allons-y.” C’est comme ça qu’est née l’idée de Rencont’roms-nous, de l’envie de faire un projet de A à Z, et de travailler sur un projet culturel qui touche aussi au social. » Les associations toulousaines qui travaillaient avec les Roms ne le faisaient que sur le plan social et non sous l’angle de la culture. C’est la nouveauté qu’apporte Rencont’roms-nous : ouvrir à la culture rom et, en même temps, permettre aux Roms de s’ouvrir à la culture institutionnelle. « Avec Martha et Nathanaël qui ont tout de suite adhéré au projet, on est partis à la rencontre des Roms toulousains pour essayer de voir qui ils étaient parce qu’on avait pas mal de préjugés à leur encontre dus à ce qu’on entendait dans les médias ou de ce qu’on peut entendre dans la bouche des politiques, donc on s’est dit, faut qu’on y aille, il faut qu’on essaye d’aborder le sujet sous un autre angle, celui de la culture et pas sous un angle discriminant, social ou quoi que ce soit. La culture peut créer des ponts entre les peuples, donc pourquoi pas explorer cet angle-là pour découvrir qui ils sont et essayer de promouvoir la richesse de leur culture. » C’est ainsi que Farida et ses camarades découvrent la Flambère, terrain conventionné où résident deux cents Roms de Roumanie. Avec eux, ils organisent en tout neuf événements dont un concert, une exposition photo, un ciné-débat, une rencontre auteur, la participation au carnaval de Toulouse, et une lecture publique, tout en multipliant les lieux culturels (la Dynamo, Ombres Blanches, ABC, la Maison de l’Occitanie, l’Espace des Diversités et de la Laïcité,…). « Les populations roms nous ont suivis sur l’ensemble des événements et c’était même eux qui demandaient : “C’est quand le prochain concert ?” On a participé au carnaval de Toulouse aussi. C’était génial parce que les Roms étaient plus d’une centaine sur le char à défiler dans les rues de Toulouse au même titre que n’importe quel autre Toulousain et ils ont pu montrer leur culture, leur musique et en être fier. Pour beaucoup, c’était la première fois qu’ils sortaient de leur terrain pour visiter des lieux culturels. Pour la plupart, ils n’avaient jamais été dans un lieu d’exposition, ils n’avaient jamais été dans une salle de concert, ils n’avaient jamais participé à un carnaval. C’était bénéfique pour moi, dans le cadre de mes études et puis même dans le cadre de mon apprentissage personnel de différentes cultures, mais aussi pour eux parce qu’ils sont sortis un peu de leur quotidien marqué par la précarité pour partager des moments festifs et aller à la rencontre d’autres Toulousains. Nos événements ont permis la mixité dans le public. Pour le carnaval, par exemple, ils ont été bénévoles, ils ont construit le char avec d’autres bénévoles non roms, et ça s’est très bien passé, ils ont invité le public à danser avec eux. Je pense qu’on s’est tous apporté quelque chose mutuellement. De notre côté, nous, on ne les connaissait pas, on avait presque peur à la limite de rentrer dans un terrain, on ne savait pas comment ils allaient nous accueillir, et puis eux, ça leur a permis de voir autre chose, de montrer la richesse de leur culture. Ils étaient contents de la partager. »

 

« Venir en aide à toute personne en difficulté »

Cela fait désormais trois ans que Rencont’roms-nous existe et participe à transformer le regard porté sur les Roms. Depuis, Farida a également créé, avec Sarah Barrière, l’association AVEC, Action pour Vaincre l’Exclusion de Citoyens, aboutissement de son expérience avec les Roms toulousains. « Comme je l’ai dit, moi, ce qui m’intéressait, c’était culture, social et éducation, et la culture, pour moi, c’est un droit fondamental au même titre que l’éducation, l’école, l’emploi, le logement, mais on était quand même face à des situations assez urgentes pour eux parce qu’ils vivaient dans des conditions précaires, et il y avait beaucoup à faire au niveau social, et donc Sarah et moi, on s’est dit, pourquoi ne pas créer une association qui permette l’accès aux droits communs dans son ensemble : éducation, scolarisation, logement, emploi, et aussi culture. Le but de l’association, c’est vraiment de permettre l’accès aux droits à l’ensemble des personnes en difficulté, même si aujourd’hui, on accompagne principalement des personnes roms. » À l’heure actuelle, AVEC accompagne plus de soixante-cinq Roms vivant sur le terrain de Rupé, ainsi que dix-huit personnes roumaines, non roms, habitant dans des logements provisoires de la ville de Toulouse. « On fait de l’accès aux droits communs, santé, suivi de la scolarisation des enfants, recherche d’emploi, de solution pour leurs problèmes financiers, etc. Rencont’roms-nous m’a permis de créer l’association AVEC et de nous professionnaliser. Avec Sarah, on est salariées à mi-temps, 25h par semaine, depuis le 1er septembre 2015. » À présent prestataires de la ville de Toulouse pour ces deux accompagnements, Farida et son associée n’en oublient pas pour autant la culture. « En ce moment, on organise des événements dans le cadre de la Coupe d’Europe de football. » Ainsi, le 4 mai, ce sera un tournoi de foot destiné aux populations en difficulté, les Roms bien sûr, mais aussi les personnes en hébergement d’urgence et sans-abri. Dans ce cadre, AVEC a noué des partenariats avec la Croix-Rouge, Antipoul, la Boutique de solidarité, et l’Espace Social du Grand Ramier. Le 25 mai, seront organisés des ateliers de loisirs créatifs où les participants pourront créer leur mascotte, et où il y aura des jeux de société, du babyfoot, et une exposition. Enfin, le 5 juin, à la Prairie des filtres, aura lieu un quizz géant autour du football. Ces trois projets sont menés avec la mairie de Toulouse et plus particulièrement la Direction de la cohésion sociale, qui financent l’opération. « On a aussi le soutien du Conseil régional qui nous a accordé une subvention en 2015 sur les projets culturels. »

Bref, Farida n’aura pas le temps de chômer cette année. La jeune femme est très fière du chemin parcouru et du succès de ses associations. Désormais, elle intervient ponctuellement à l’École régionale d’assistant(e)s de service social (ERASS) des Hôpitaux de Toulouse pour donner un cours sur l’accompagnement social des Roms. Elle interviendra également prochainement à l’École d’assistants de service social de la Croix-Rouge. Par ailleurs, en novembre dernier, elle a pu présenter le travail de Rencont’roms-nous lors de la conférence internationale « Élargir les horizons ; Réseaux et expériences pour une intégration réussie des Roms » (Broaden-Horizons Networks and Experiences for successful Roma Inclusion), consacrée aux programmes développés par les différentes structures associatives et institutionnelles en Europe pour favoriser l’intégration des Roms, et qui s’est tenue en Slovénie. Aujourd’hui, elle ne doute pas que son immigration en France lorsqu’elle était enfant a été une chance. « Le fait de vivre en France m’a permis de rencontrer plein de cultures différentes alors qu’en restant au Maroc, dans ma petite région, je n’aurais jamais connu de Guinéen, de Tunisien, d’Algérien, de Malaisien, de Norvégien, d’Espagnol, de Rom,… J’adore les différentes cultures et l’ouverture au monde. C’est vraiment ça qui m’intéresse, l’inter-culturalité, l’ouverture sur les autres cultures, la tolérance, le partage des richesses de chaque culture. Prendre en compte la culture des autres, même dans la pratique professionnelle, c’est très important. Et souvent on peut avoir beaucoup de réponses à nos questions grâce à la connaissance de la culture de l’autre. » En s’intéressant à cette population mal-aimée que sont les Roms, elle a découvert un peuple divers, aussi bien sur le plan culturel que sur le plan linguistique – car il y a des variations de vocabulaire dans la langue romani –, et elle s’est aperçu qu’il pouvait y avoir des similitudes entre ce peuple et la culture berbère. Elle a fait le choix de s’ouvrir à l’autre pour le meilleur.

 

Propos recueillis par Viviane Bergue

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